Silence, on coule ! "Le Bateau-Livre" c'est fini

10 juin 2008
Blog de Pierre Assouline



“Le Bateau-Livre”, c’est fini. Une émission littéraire de moins. Depuis une dizaine de jours, il est en cale sèche pour toujours. Douze ans qu’il voguait sur des eaux parfois incertaines à des horaires de programmation qui l’étaient tout autant. Une désinvolture qui finissait par relever du sabordage. Difficile dans de telles conditions atmosphériques de garder le cap. Son créateur et animateur Frédéric Ferney s’y est consacré sur France 5 avec une exigence, une véritable passion pour les livres et la littérature et un esprit de résistance à toute épreuve. Las ! On vient de lui faire savoir que la compagnie coulait le navire corps et biens. La chaîne de service public n’en veut plus, audience oblige. Il paraît que c’était trop “élitiste”, le mot qui tue. Il lui fut même reproché de trop parler de livres, observation qui ouvre des perspectives inattendues aux émissions littéraires à venir. Le Président de la République, à qui rien de ce qui advient en France n’est étranger, et notamment les programmes des chaînes dont l’Etat est actionnaire, a donc reçu vendredi une lettre de Frédéric Ferney le mettant au courant de la situation. Non pour y changer quoi que ce soit puisque les dés sont jetés. Juste pour l’informer directement. Et pour le rappeler à son discours sur “la priorité des livres” le jour de l’installation de la commission Copé.

Le journaliste-écrivain qui le lui a fait tenir en son palais n’attend pas de réponse. Auteur notamment d’un récent Oscar Wilde ou les cendres de la gloire (157 pages, Mengès) de la meilleure encre, cet angliciste distingué aura l’élégance de ne pas ameuter la Cour et la Ville sur son sort, convaincu que son émission, nouvelle victime de la course à l’audience, dépasse son seul cas et que l’enjeu de l’affaire va bien au-delà de sa personne. En attendant de nouvelles aventures ici ou là, il saura se consoler avec de fortes pensées du grand Wilde : “La seule chose que l’artiste ne puisse pas voir est l’évidence. La seule chose que le public puisse voir est l’évidence. Le résultat, c’est la critique journalistique” ou encore “Quand les gens sont d’accord avec moi, j’ai toujours l’impression d’être dans mon tort”.


"Paris, le 4 juin 2008

Monsieur le Président et cher Nicolas Sarkozy,

La direction de France-Télévisions vient de m’annoncer que « Le Bateau-Livre », l’émission littéraire que j’anime sur France 5 depuis février 1996, est supprimée de la grille de rentrée. Aucune explication ne m’a encore été donnée. Si j’ose vous écrire, c’est que l’enjeu de cette décision dépasse mon cas personnel. C’est aussi par fidélité à la mémoire d’un ami commun : Jean-Michel Gaillard, qui a été pour moi jusqu’à sa mort un proche conseiller et qui a été aussi le vôtre. Jean-Michel, qui a entre autres dirigé Antenne 2, était un homme courageux et lucide. Il pensait que le service public faisait fausse route en imitant les modèles de la télévision commerciale et en voulant rivaliser avec eux. Il aimait à citer cette prédiction : « Ils vendront jusqu’à la corde qui servira à les pendre » et s’amusait qu’elle soit si actuelle, étant de Karl Marx. Nous avions en tous cas la même conviction : si l’audience est un résultat, ce n’est pas un objectif. Pas le seul en tous cas, pas à n’importe quel prix. Pas plus que le succès d’un écrivain ne se limite au nombre de livres vendus, ni celui d’un chef d’état aux sondages qui lui sont favorables.

La culture qui, en France, forme un lien plus solide que la race ou la religion, est en crise. Le service public doit répondre à cette crise qui menace la démocratie. C’est pourquoi j’ai aimé votre discours radical sur la nécessaire redéfinition des missions du service public, lors de l’installation de la « Commission Copé ». Avec Jean-Michel Gaillard, nous pensions qu’une émission littéraire ne doit pas être un numéro de cirque : il faut à la fois respecter les auteurs et plaire au public ; il faut informer et instruire, transmettre des plaisirs et des valeurs, sans exclure personne, notamment les plus jeunes. Je le pense toujours. Si la télévision s’adresse à tout le monde, pourquoi faudrait-il renoncer à cette exigence et abandonner les téléspectateurs les plus ardents parce qu’ils sont minoritaires? Mon ambition : faire découvrir de nouveaux auteurs en leur donnant la parole. Notre combat, car c’en est un : ne pas céder à la facilité du divertissement pur et du people. (Un écrivain ne se réduit pas à son personnage). Eviter la parodie et le style guignol qui prolifèrent. Donner l’envie de lire, car rien n’est plus utile à l’accomplissement de l’individu et du citoyen.Certains m’accusent d’être trop élitaire. J’assume : « Elitaire pour tous ».

Une valeur, ce n’est pas ce qui est ; c’est ce qui doit être. Il faut être prêt à se battre pour la défendre sans être sûr de gagner : seul le combat existe. La télévision publique est-elle encore le lieu de ce combat ? Y a-t-il encore une place pour la littérature à l’antenne ? Ou bien sommes-nous condamnés à ces émissions dites « culturelles » où le livre n’est qu’un prétexte et un alibi ? C’est la question qui est posée aujourd’hui et que je vous pose, Monsieur le Président. Beaucoup de gens pensent que ce combat est désespéré. Peut-être. Ce n’est pas une raison pour ne pas le mener avec courage jusqu’au bout, à rebours de la mode du temps et sans céder à la dictature de l’audimat. Est-ce encore possible sur France-Télévisions ? En espérant que j’aurai réussi à vous alerter sur une question qui encore une fois excède largement celle de mon avenir personnel, et en sachant que nous sommes à la veille de grands bouleversements, je vous prie de recevoir, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

Frédéric Ferney

P.S. « Le Bateau-Livre » réunit environ 180 000 fidèles qui sont devant leur poste le dimanche matin à 8h45 ( ! ) sur France 5, sans compter les audiences du câble, de l’ADSL et de la TNT ( le jeudi soir) ni celles des rediffusions sur TV5. C’est aussi l’une des émissions les moins chères du PAF. “



photo : Frédéric Ferney "Le bateau-livre" et Laurence Piquet "Ubik"
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