Une fête de la musique qui fait boum

L'Humanité 20 juin 2008



Fête de la musique. À l’initiative des Têtes Raides, associés au Collectif Sauvons la culture !, une caravane propose de sonner l’alarme devant l’absence de politique culturelle publique ambitieuse.

Pas question de jouer les rabat-joie. La Fête de la musique est un événement populaire et son succès, chaque année, en atteste. Pour autant, allons-nous nous réfugier derrière le paravent ministériel et nous mettre à chanter sur l’air du « Tout va très bien, Madame la ministre » ? La situation réservée ces derniers temps aux artistes, à la création, se détériore. Il y a, bien sûr, toute la série de baisses et de gels budgétaires programmés qui n’épargne aucun secteur, musique, cinéma, spectacle vivant… Et derrière ces « économies » - soyons rationnels, soyons pragmatiques - se profile un paysage culturel bouleversé. Faut-il rappeler que le spectacle vivant attire chaque année dans notre pays plus de spectateurs dans ses salles que le football dans ses stades ? Au nom du dogme du « moins d’État », derrière la seule « culture du résultat », c’est l’engagement historique de l’État en matière de soutien à la création, de promotion et de développement de la diversité culturelle qui est dès lors remis en cause. Pour mieux soumettre la création à l’attente du public comme le préconise Nicolas Sarkozy dans sa lettre de mission à Mme Albanel ? Cherchez l’erreur.

Faire du 21 juin un moment festif et combatif, tel est le défi que s’apprêtent à relever les Têtes Raides rejoints par d’autres musiciens mais aussi des cinéastes, des danseurs, des acteurs… Pour réaffirmer haut et fort que « les artistes, tous arts confondus, se rassemblent pour et affirmer le caractère essentiel de la création, le droit inaliénable pour tout être humain d’accéder à l’imaginaire et à la pensée, à l’éveil sensible et à l’esprit critique, la nécessité d’une politique culturelle ambitieuse, intelligente et généreuse, à la hauteur de l’enjeu démocratique ». Le 21 juin, suivez la caravane !

Marie-José Sirach


***


La caravane de la culture ne connaît pas encore tous les arrêts : Théâtre du Rond-Point, la Maison des métallos, mais encore des lieux symboliques dans d’autres villes de France. Les petites rivières font les grands ruisseaux… Devant la gravité de la situation, l’idée de transversalité, de créer des passerelles entre différentes forces artistiques, fait son chemin depuis l’appel lancé lors du Festival de Cannes (lire ci-dessous). Rencontre avec Grégoire et Christian des Têtes Raides.




Quel sens donnez-vous à votre appel du 21 juin ?

Christian Olivier. L’an dernier, on a fait « chut ». Cette année, on va faire « boum » ! Nous ne voulons pas laisser passer cette Fête de la musique sans rien dire. L’an dernier, déjà la question de la place de l’artiste, de la place de la musique était présente. D’où l’idée de couper le son pour pouvoir réentendre la musique, de dire haut et fort « chut ». Aujourd’hui, les problèmes dans la musique perdurent, mais on s’aperçoit qu’aucun secteur n’est épargné : dans le cinéma, dans le théâtre, dans les arts plastiques tous les champs artistiques sont touchés. On s’est dit que la Fête de la musique devait au moins servir d’échos aux problèmes de la culture dans ce pays. De notre côté, on croise beaucoup d’artistes en difficulté, des lieux de concerts complètement asphyxiés par des lois chaque fois plus restrictives… On a toujours cherché à défendre les passerelles entre les différentes formes culturelles. Dans la musique, il a de la lumière ; dans la lumière, il y a de la peinture ; dans la peinture, il y a de la danse. Aujourd’hui, défendre la culture dans ce pays, c’est travailler à la fois sur les moyens, mais pas seulement. Il s’agit aussi de combattre ce qui est en train de se mettre en place : l’individualisme, le chacun dans son coin pour défendre sa case.

Le 21 juin, on veut dessiner un chemin qui passe d’un lieu de cinéma à un lieu de théâtre, d’un lieu de danse à un lieu de musique, aux arts de la rue. On souhaite, dans une première étape, se parler puisque toute la politique est faite pour ne pas se parler, pour isoler les gens.

L’idée est donc de rassembler les acteurs de la culture au-delà de leur propre pratique et de tirer une sonnette d’alarme…

Grégoire Simon. Aujourd’hui, la Fête de la musique est devenue une fête d’État. Et l’État a un rôle fondamental à jouer dans la diffusion de la culture. On voudrait, à cette occasion, lui rappeler ses prérogatives, ses responsabilités, mais aussi lui montrer qu’on est largement capable de discuter entre nous, de réfléchir et de proposer. Nous, on travaille pour le public. L’État doit de ce point de vue, jouer son rôle de diffuseur. En tout cas, pas s’ériger en censeur ou en juge. Il doit répondre à la demande artistique et à la demande du public. Dans la culture, il y a le patrimoine d’hier, celui d’aujourd’hui et de demain. Pour l’heure, l’État s’occupe surtout du patrimoine d’hier. Nous pensons que le patrimoine d’hier doit financer le patrimoine de demain. Du point de vue de la démarche, on n’est pas loin du collectif Sauvons la recherche. La recherche et le développement en culture existent aussi.

Christian Olivier. Il y a aussi les liens avec les associations humanitaires, qui souvent nous sollicitent pour soutenir telle ou telle action. L’idée, c’est, pour une fois, d’inverser les rôles, que les associations viennent défendre la culture.

Grégoire Simon. Le collectif Immigration jetable prépare une grosse opération pour le mois d’octobre, au moment de la refonte des lois européennes concernant l’immigration. Ils nous ont sollicités pour refaire ce que nous avions fait en 2003 à la République, à Paris. On les a mis sur le coup. Il en va de notre intérêt commun d’être en résonance. Car la culture, ce sont bien évidemment ses propres acteurs, mais aussi les gens qui s’en servent et qui en ont besoin.

Parvenez-vous à dialoguer avec les pouvoirs publics, en l’occurrence le ministère de la Culture ?

Christian Olivier. Dans le domaine de la musique, nous sommes moins bien organisés que dans le secteur du cinéma. Au moment du KO social, on passait un coup de fil et les gens du métier venaient. Aujourd’hui, c’est plus difficile. On croise des musiciens qui pensent que le disque, c’est fini. Nous ne le pensons pas. Nous continuons à vendre des disques dans les lieux où l’on joue. Même si les choses peuvent évoluer très rapidement. L’action est isolée, mais il peut y avoir une dynamique qui peut suivre très vite derrière.

Vous estimez que la situation concernant la musique se dégrade ?

Christian Olivier. On a récemment joué dans toute une série de salles dites de musiques actuelles toutes neuves. En fait, ce sont des boîtes à son en périphérie des villes. On emmène tous les jeunes à un endroit complètement excentré, fliqué. Ainsi, on est sûr qu’ils ne sont plus en ville, toute l’activité se déroulant à l’extérieur. On crée un endroit entièrement protégé où les gens rentrent, sont fouillés. Ils passent cinq minutes au bar et sont aussitôt éjectés par des vigiles. Et le quartier, une heure après le spectacle, redevient vide. C’est vraiment une conception consommatrice de la musique. Ça nous semble assez grave…


Votre ambition, c’est de pouvoir fédérer tout cela, mais aussi donner une visibilité à votre action ?

Grégoire Simon. On souhaite que les gens qui font le même métier puissent se parler. On est tous animés du même sentiment, de la même volonté de partager une même énergie quand bien même tout est fait pour parcelliser la culture, nous diviser. Si on fait des spectacles, c’est pour diffuser une énergie dont les gens ont besoin : les enfants, les ados, les adultes, les seniors. Or, actuellement, la baisse de subventions accordées par les DRAC aux festivals, quels qu’ils soient, c’est un coup de poignard donné à tous les lieux qui à l’année essaient de diffuser de la musique ou à tout autre forme d’art. Ce qui est dramatique, en termes de chiffres, c’est la perte de moyens accordés aux milieux culturels.

Christian Olivier. Aujourd’hui, on a l’impression qu’on ne joue plus qu’en festival. On a une programmation qui est limitée sur deux, trois jours ou une semaine, et toute l’économie est basée là-dessus. Derrière vient se greffer une politique de tourisme. Il faut voir le nombre de festivals qui ont vu le jour ces cinq dernières années ! C’est délirant. Résultat, on fait de la musique pour que, dans le village, on vende du pâté et du saucisson !

Grégoire Simon. Ce qui m’avait frappé en 2003, au moment de l’annulation du Festival d’Avignon, c’est le soutien inconditionnel de la chambre de commerce, de l’industrie et du tourisme aux intermittents du spectacle ! On a réalisé que 1 euro investi dans la culture en rapportait cinq. Bon nombre de secteurs de l’économie vivent de la culture. Mais en retour, que donnent-ils pour la culture ? Par rapport à ce qu’elle lui rapporte, que donne l’État ? La rénovation des appartements du château de Vincennes, c’est bien, c’est important. Mais que fait-on pour demain ? Tout ça ne doit pas juste profiter aux toure-opérateurs. Le tourisme vit de la culture, qui vit, elle, de peau de chagrin. La culture est un bien commun, elle forme un patrimoine commun qui nous appartient à tous et que l’on doit partager. Ce n’est pas parce que le mécénat existe que l’État doit déroger à ses responsabilités.



Quels lieux comptez-vous investir le 21 juin ?

Christian Olivier. On va trouver un cinéma, un théâtre emblématique qui nous accueille pour à la fois diffuser du son, des images et prendre la parole pour que les idées circulent. Faire la Fête de la musique, c’est bien, mais en même temps, aujourd’hui, je trouve ça dur. Ce qui importe ce jour-là, c’est de dire quelque chose en commun.

Grégoire Simon. C’est une déambulation qui va toucher plusieurs lieux, pour montrer que les passerelles existent entre les différentes activités artistiques.

Christian Olivier. Ensuite, on propose d’autres fêtes de la musique à d’autres dates que le 21 juin. Peut-être en septembre ou en octobre. Nous ne sommes qu’au tout début d’une action qui s’annonce longue.

Grégoire Simon. Quelque chose qui pourrait ressembler à « culture en fête », peut-être même détaché de la musique. La Fête de la musique est, avec la Fête du cinéma ou les Journées du patrimoine, un moment important où l’État peut jouer son rôle et permettre au plus grand nombre d’approcher un art. Or l’art n’appartient pas à l’État, mais à ceux qui le font. La responsabilité publique est grande et ne doit pas se contenter d’une journée par-ci par-là. Elle doit intervenir sur un projet global, ambitieux. Si la culture, c’est le Puys-du-Fou, qu’on nous le dise ! Il faut redonner le goût de la pratique artistique en milieu scolaire. Si on rendait l’accès possible au cinéma, à la danse, au théâtre, à la musique, aux arts plastiques ou aux arts de la rue, ça procurerait de la lumière dans les yeux de plein de gamins.



Prévoyez-vous des actions en région ?

Christian Olivier. On pense à des lieux symboliques. Tels des rendez-vous de gens de la culture pour faire « boum » devant des monuments historiques nationaux. C’est le lien entre le patrimoine d’hier et le patrimoine de demain. Que fait l’histoire pour la culture ? On demande des comptes !

Grégoire Simon. Comme dirait Bashung, la bombe est là et n’attend plus qu’une allumette… Le pétard est là, mais c’est un pétard qui balance du cotillon. On est plutôt dans le guignol aussi. On ne veut pas rajouter de la misère à la misère. Notre action doit être d’abord pacifique et, surtout, on doit garder de la marge pour se marrer. Sinon, ça ne vaut pas la peine d’envisager la lutte.

Entretien réalisé par Victor Hache et Marie-José Sirach
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Situation de la presse écrite : débat au sénat

Sénat
Compte rendu analytique officiel du 12 juin 2008
Questions d'actualités


M. Louis de Broissia - Hélas, c'est encore une question d'actualité...

M. Didier Boulaud - PPDA !

M. Louis de Broissia - Avec la numérisation de l'information, la concurrence de nouveaux médias et la multiplication des sources d'information, les lecteurs se détournent de la presse écrite, qui traverse une grave crise. Selon l'historien Pierre Nora, la disparition de la presse papier est déjà organisée.

Les directeurs de douze quotidiens nationaux ont publié hier dans leurs colonnes une « Lettre ouverte à ceux qui veulent tuer la presse quotidienne nationale » pour protester contre l'appel à la grève, lancé la veille par la CGT : aujourd'hui, le kiosque face au Sénat est fermé, faute de journaux. (Marques d'ironie sur les bancs CRC) Hier, 300 jusqu'au-boutistes ont occupé le siège de la société Lagardère à Paris pour protester contre des remaniements dans la filière de la publication.

Le Président de la République a souhaité l'organisation, à l'automne, des États généraux de la presse écrite.

M. René-Pierre Signé - Et TF1 ?

M. Thierry Repentin - Ce n'est pas sérieux !

M. Louis de Broissia - J'ai publié, au nom de la commission des affaires culturelles du Sénat, un rapport sur la presse quotidienne d'information (rapport du 04/10/2007 en pdf ici)

Pour le titre du rapport, j'avais d'abord pensé à « Madame, la presse se meurt, madame, la presse est morte. » J'ai aussi envisagé « Tout va très bien madame la marquise ». Finalement, j'ai choisi « Chronique d'une mort annoncée ? »

M. Didier Boulaud - C'est original !

M. Louis de Broissia - Sur le fond, nous avons évoqué plusieurs pistes. Le Gouvernement va-t-il s'emparer d'un sujet crucial pour la démocratie, la presse quotidienne d'information, qui est en danger ? (Applaudissements à droite et au centre)

Mme Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication - Vous avez rappelé, monsieur de Broissia, les difficultés rencontrées par la presse écrite, confrontée à Internet, à la concurrence des gratuits et à la hausse des coûts de production et vous avez consacré l'an dernier un excellent rapport à ce sujet.

Le Gouvernement agit avec détermination, puisque le plan « NMPP 2010 » portera sa participation de 10 à 12 milliards d'euros pour ajouter cinq mille points de vente aux vingt-huit mille existants. Ces derniers mois, six cents points de vente ont été créés. Il reste à mieux former et mieux rémunérer les kiosquiers. Parallèlement, le nombre de dépôts doit diminuer. A cette fin, un plan extrêmement généreux comporte le versement de 60 millions d'euros pour trois cents départs. Ces chiffres vous donnent une idée des conditions de travail et de rémunération des ouvriers du livre...

M. Dominique Braye - Des privilégiés !

Mme Christine Albanel, ministre - Je regrette donc l'action d'un syndicat jusqu'au-boutiste.

Nous participons également au renouvellement du jeune lectorat, une des propositions de votre rapport. Mais je veux aller plus loin pour créer un besoin de presse, écrite ou en ligne. A cette fin, un plan de 50 millions d'euros accompagne la modernisation de la presse vers les services en ligne.

Ces sujets seront abordés cet automne lors des États généraux de la presse. Nous parlerons aussi des nouveaux modes de distribution, comme le portage, fréquent à l'Est de la France, mais peu développé à Paris et absent ailleurs. Nous examinerons également la sous-capitalisation de la presse.

Mme Nicole Bricq - Lagardère ?

M. Didier Boulaud - Dassault ?

Mme Christine Albanel, ministre - Votre rapport met tout un chacun face à ses responsabilités. Nous agirons avec le soutien de la représentation nationale, car l'enjeu est démocratique. (Applaudissements à droite et au centre)

Lettre ouverte à ceux qui veulent tuer la presse quotidienne nationale

NOUVELOBS.COM | 11.06.2008 | 12:42

Voici le texte publié dans la presse quotidienne nationale, mercredi 11 juin 2008 :

Cette lettre ne s'adresse pas aux nombreux ouvriers des NMPP qui accomplissent leur tâche au service de la distribution des journaux avec dévotion et ténacité.

Elle s'adresse par contre à la poignée d'irresponsables qui depuis deux mois, chaque nuit, ont pris en otage la Presse Quotidienne Nationale.

A ceux là nous disons :
  • Arrêtez de bloquer la distribution des journaux. Votre métier est de distribuer, de porter ces parutions jusqu'à leur lecteur final, pas de les escamoter, encore moins de les brûler comme ce fut la cas devant le siège d'une imprimerie de province dans la nuit du dimanche 8 au lundi 9 juin, nécessitant l'intervention des pompiers.
  • Le sujet qui vous agite concerne la distribution des magazines à Combs la Ville, dans le cadre du plan Défi 2010 des NMPP destiné à sauver le système de distribution français. Ce plan de pérennisation de la distribution de la presse en France, les quotidiens ne peuvent ni ne veulent l'interrompre ou le bloquer.
  • Vos attaques contre les quotidiens n'ont en rien fait avancer ce dossier. Au contraire elles aggravent la situation : vous devez vous rendre compte que la poursuite de vos actions aura pour effet mécanique d'arrêter les projets de modernisation sur l'ensemble des sites d'impression, privant ainsi vos camarades d'une légitime vision d'avenir. En effet, à quoi sert-il d'imprimer des journaux qui au mieux restent en palettes dans les imprimeries et au pire sont brûlés devant les mêmes imprimeries ?
  • Pire, vous augmentez le risque désormais avéré de voir quotidiens et publications séparés au sein des NMPP et vous en porterez aux yeux de tous la responsabilité.

C'est pourquoi nous vous disons avec la gravité qu'exige la situation :

«Vos comportements sont en train de tuer la Presse Quotidienne. Arrêtez ! Arrêtez tout de suite».

Aujourd'hui en France / La Croix / Les Echos / L'Equipe / Le Figaro / France Soir / IHT / Journal du Dimanche / Libération / Le Monde / Paris Turf / La Tribune

Silence, on coule ! "Le Bateau-Livre" c'est fini

10 juin 2008
Blog de Pierre Assouline



“Le Bateau-Livre”, c’est fini. Une émission littéraire de moins. Depuis une dizaine de jours, il est en cale sèche pour toujours. Douze ans qu’il voguait sur des eaux parfois incertaines à des horaires de programmation qui l’étaient tout autant. Une désinvolture qui finissait par relever du sabordage. Difficile dans de telles conditions atmosphériques de garder le cap. Son créateur et animateur Frédéric Ferney s’y est consacré sur France 5 avec une exigence, une véritable passion pour les livres et la littérature et un esprit de résistance à toute épreuve. Las ! On vient de lui faire savoir que la compagnie coulait le navire corps et biens. La chaîne de service public n’en veut plus, audience oblige. Il paraît que c’était trop “élitiste”, le mot qui tue. Il lui fut même reproché de trop parler de livres, observation qui ouvre des perspectives inattendues aux émissions littéraires à venir. Le Président de la République, à qui rien de ce qui advient en France n’est étranger, et notamment les programmes des chaînes dont l’Etat est actionnaire, a donc reçu vendredi une lettre de Frédéric Ferney le mettant au courant de la situation. Non pour y changer quoi que ce soit puisque les dés sont jetés. Juste pour l’informer directement. Et pour le rappeler à son discours sur “la priorité des livres” le jour de l’installation de la commission Copé.

Le journaliste-écrivain qui le lui a fait tenir en son palais n’attend pas de réponse. Auteur notamment d’un récent Oscar Wilde ou les cendres de la gloire (157 pages, Mengès) de la meilleure encre, cet angliciste distingué aura l’élégance de ne pas ameuter la Cour et la Ville sur son sort, convaincu que son émission, nouvelle victime de la course à l’audience, dépasse son seul cas et que l’enjeu de l’affaire va bien au-delà de sa personne. En attendant de nouvelles aventures ici ou là, il saura se consoler avec de fortes pensées du grand Wilde : “La seule chose que l’artiste ne puisse pas voir est l’évidence. La seule chose que le public puisse voir est l’évidence. Le résultat, c’est la critique journalistique” ou encore “Quand les gens sont d’accord avec moi, j’ai toujours l’impression d’être dans mon tort”.


"Paris, le 4 juin 2008

Monsieur le Président et cher Nicolas Sarkozy,

La direction de France-Télévisions vient de m’annoncer que « Le Bateau-Livre », l’émission littéraire que j’anime sur France 5 depuis février 1996, est supprimée de la grille de rentrée. Aucune explication ne m’a encore été donnée. Si j’ose vous écrire, c’est que l’enjeu de cette décision dépasse mon cas personnel. C’est aussi par fidélité à la mémoire d’un ami commun : Jean-Michel Gaillard, qui a été pour moi jusqu’à sa mort un proche conseiller et qui a été aussi le vôtre. Jean-Michel, qui a entre autres dirigé Antenne 2, était un homme courageux et lucide. Il pensait que le service public faisait fausse route en imitant les modèles de la télévision commerciale et en voulant rivaliser avec eux. Il aimait à citer cette prédiction : « Ils vendront jusqu’à la corde qui servira à les pendre » et s’amusait qu’elle soit si actuelle, étant de Karl Marx. Nous avions en tous cas la même conviction : si l’audience est un résultat, ce n’est pas un objectif. Pas le seul en tous cas, pas à n’importe quel prix. Pas plus que le succès d’un écrivain ne se limite au nombre de livres vendus, ni celui d’un chef d’état aux sondages qui lui sont favorables.

La culture qui, en France, forme un lien plus solide que la race ou la religion, est en crise. Le service public doit répondre à cette crise qui menace la démocratie. C’est pourquoi j’ai aimé votre discours radical sur la nécessaire redéfinition des missions du service public, lors de l’installation de la « Commission Copé ». Avec Jean-Michel Gaillard, nous pensions qu’une émission littéraire ne doit pas être un numéro de cirque : il faut à la fois respecter les auteurs et plaire au public ; il faut informer et instruire, transmettre des plaisirs et des valeurs, sans exclure personne, notamment les plus jeunes. Je le pense toujours. Si la télévision s’adresse à tout le monde, pourquoi faudrait-il renoncer à cette exigence et abandonner les téléspectateurs les plus ardents parce qu’ils sont minoritaires? Mon ambition : faire découvrir de nouveaux auteurs en leur donnant la parole. Notre combat, car c’en est un : ne pas céder à la facilité du divertissement pur et du people. (Un écrivain ne se réduit pas à son personnage). Eviter la parodie et le style guignol qui prolifèrent. Donner l’envie de lire, car rien n’est plus utile à l’accomplissement de l’individu et du citoyen.Certains m’accusent d’être trop élitaire. J’assume : « Elitaire pour tous ».

Une valeur, ce n’est pas ce qui est ; c’est ce qui doit être. Il faut être prêt à se battre pour la défendre sans être sûr de gagner : seul le combat existe. La télévision publique est-elle encore le lieu de ce combat ? Y a-t-il encore une place pour la littérature à l’antenne ? Ou bien sommes-nous condamnés à ces émissions dites « culturelles » où le livre n’est qu’un prétexte et un alibi ? C’est la question qui est posée aujourd’hui et que je vous pose, Monsieur le Président. Beaucoup de gens pensent que ce combat est désespéré. Peut-être. Ce n’est pas une raison pour ne pas le mener avec courage jusqu’au bout, à rebours de la mode du temps et sans céder à la dictature de l’audimat. Est-ce encore possible sur France-Télévisions ? En espérant que j’aurai réussi à vous alerter sur une question qui encore une fois excède largement celle de mon avenir personnel, et en sachant que nous sommes à la veille de grands bouleversements, je vous prie de recevoir, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

Frédéric Ferney

P.S. « Le Bateau-Livre » réunit environ 180 000 fidèles qui sont devant leur poste le dimanche matin à 8h45 ( ! ) sur France 5, sans compter les audiences du câble, de l’ADSL et de la TNT ( le jeudi soir) ni celles des rediffusions sur TV5. C’est aussi l’une des émissions les moins chères du PAF. “



photo : Frédéric Ferney "Le bateau-livre" et Laurence Piquet "Ubik"
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